« Démocratiser sans être ennuyeuse, enrober la technicité dans des histoires, de l’humour. » Tel était le projet littéraire de Gabrielle Vizzavona, dégustatrice, professeure en master et MBA et journaliste. Pari réussi : elle publie Petit éloge du vin, un recueil foisonnant et savoureux d’anecdotes, d’explications œnologiques et de réflexions personnelles. L’autrice revient avec nous sur quelques thématiques qui traversent son ouvrage, et sur son approche personnelle du monde du vin et de la dégustation.
Le propos liminaire de votre livre précise : “A tous les amoureux du vin perdus dans sa jungle”. En quoi le monde du vin est-il une jungle ?
Par sa très grande complexité. Je cite d’ailleurs un certain nombre de chiffres dans le livre pour l’illustrer. Pour un objet de plaisir, l’ampleur du sujet peut décourager le public, particulièrement en France d’ailleurs, parce que nous sommes le pays du vin par excellence, que nous avons tendance à penser que le produit fait partie de nous et que nous pouvons nous passer d’un apprentissage… Il est vrai que l’effort intellectuel à fournir est de taille : 363 appellations d’origine, une nomenclature de crus à n’en plus finir, dont certains font la taille d’un jardin, des centaines de cépages… Cela peut donner des complexes et faire peur, d’autant que le vin est sacralisé en France.
Le monde du vin a-t-il besoin de voix féminines ?
Je donne beaucoup de cours et je constate qu’il y a presque autant de femmes que d’hommes. Il y a beaucoup de femmes dans ce milieu désormais, de plus en plus, même si peut-être moins du côté des prescripteurs, en France en tout cas. C’est aussi une question de confiance, d’assumer un statut de prescripteur que les hommes se sont longtemps approprié. Il ne faut pas s’excuser d’avoir un avis, même si parfois cela dérange. Dans les pays du Nouveau Monde, les femmes se sont beaucoup plus approprié le vin et sa culture, il est même montré par la pop culture comme un signe fort de leur émancipation.
Vous évoquez dans le livre le tour du monde des vins que vous avez effectué. Votre plus grand souvenir de dégustation ?
C’était dans le cadre d’une formation et il serait très compliqué d’en retirer un… J’ai adoré la contextualisation du vin dans différents pays. C’était peut-être d’ailleurs la leçon qu’il fallait retirer de cette formation : même des pays qui ne sont pas réputés pour le vin, et qui n’en produisent que très peu, comme la Suède, peuvent être passionnants à observer, pour le rapport qu’ils entretiennent avec lui et comment ils le vendent
Vous posez un distinguo entre ancien et nouveau monde, l’un traditionnel, l’autre plus productiviste. Comment s’équilibrent ces deux mondes ?
Ancien et Nouveau Monde proposent des approches différentes quand on observe leur comportement global face au vin. Il existe encore une très nette dichotomie. Les vins du Nouveau Monde cherchent le plus souvent à exprimer le goût d’un cépage et à coller aux attentes archétypales d’un type de consommateur. Une poignée d’acteurs géants se partagent le marché comme par exemple Concha y Toro au Chili qui exploite 9000 ha de vignes en propre, et en achète plus du double. Le vin y est très marketé, analysé, traité comme un produit d’industrie. Chez nous, la nomenclature du petit domaine viticole familial d’à peine plus d’une dizaine d’hectares de vignes domine toujours, avec une approche fermière qui consiste à essayer de valoriser l’expression d’un lieu, d’un terroir particulier. Aucun géant ne possède le vin français.
On a souvent une vision figée du vin, alors que les cépages par exemple ont voyagé dans l’espace et dans le temps.
Dans le livre, je donne l’exemple du cépage malbec qui est originaire de Cahors. C’est un cépage capricieux, très planté à un moment, notamment à Bordeaux, qui sera balayé par le phylloxéra et peu replanté ensuite. Il va trouver une nouvelle terre d’accueil en Argentine, où il est aujourd’hui le cépage phare. Des histoires similaires existent pour le sauvignon blanc en Nouvelle-Zélande, pour la syrah en Australie, le tannat en Uruguay… Pour des raisons viticoles comme commerciales, les pays du Nouveau Monde ont sélectionné les cépages les plus adaptés et se sont spécialisés. Au contraire de l’Europe où la diversité est plus valorisée : en Grèce par exemple, on compte quelque 300 cépages autochtones.
Vous évoquez dans votre ouvrage Bourdieu, qui théorise le fait que nos goûts sont la somme de notre héritage génétique et culturel. De quoi avez-vous hérité en matière de culture vinicole et de vin ?
Mon grand-père a brièvement possédé un domaine viticole à Bordeaux, en plus d’être négociant dans d’autres régions. Même s’il était plutôt taiseux, je trouvais son activité fascinante et très originale. Et si mes parents n’étaient pas connaisseurs en la matière, il y avait toujours du vin à table chez moi. Cela faisait partie du repas, ce qui est une forme de transmission en soi. J’avais déjà choisi le vin comme thème de mon premier dossier scolaire, quand j’avais 8 ou 9 ans, et un an plus tard, la maîtresse nous en faisait faire à l’école, même si au final, pour des raisons évidentes, cela tenait plus un jus de raisin légèrement gazeux… J’ai toujours trouvé cet univers émouvant et mystérieux, avant même d’avoir l’âge de boire du vin.
Effectivement, on retrouve cette notion de sensualité, de rapport immédiat à la vigne dans votre livre. Lorsque vous dégustez, êtes-vous sensible à cette matière vivante et organique ?
Je donne toujours la priorité à l’émotion que le vin provoque en moi y compris quand je travaille : cela donne des informations peut-être moins évidentes, mais plus subtiles sur le vin. Mais j’aime aussi que mon métier me suppose ensuite de l’analyser, le disséquer, l’intellectualiser pour le comprendre.
Qu’est-ce que c’est, être un bon dégustateur ?
Pour moi, c’est très simple : c’est quelqu’un qui en plus d’avoir une expertise très poussée, théorique comme empirique, a un goût proche de celui de son public, et qui va ainsi pouvoir le comprendre, lui apprendre et le guider avec justesse. Quand j’étais étudiante, j’entendais que pour bien déguster il fallait être un super-testeur soit quelqu’un qui ades sens sur-développés. J’ai toujours trouvé cela absurde et encore plus après quinze ans d’expérience. Le sens de mon métier c’est de trouver des vins qui vont plaire aux gens et de savoir leur donner envie de les goûter.
Le métier de dégustateur est donc éminemment culturel, puisqu’on parle à un public cible avec des goûts spécifiques ?
Il est évident que chaque dégustateur, au-delà de son identité génétique unique, est biaisé par sa culture d’origine, ou en tout cas par les goûts auxquels il a été exposé tout au long de sa vie, et particulièrement lorsqu’il est jeune. Je dis souvent en plaisantant que les goûts c’est comme les traumatismes, c’est dans l’enfance qu’on les engrange le plus ! Vous n’avez pas les mêmes biais selon que vous avez grandi en Inde où il y a un seuil de tolérance élevé pour les saveurs très épicées, en France où les saveurs sont plus discrètes et les textures crémeuses, en Italie ou l’alimentation de base est assez amère ou aux États-Unis où le sucre et les saveurs très intenses sont relativement plus appréciés…
La notion de tendance existe-t-elle dans la dégustation du vin ?
Oui, une tendance peut concerner un cépage, une appellation, un pays… Les affects sont très difficiles à analyser : il s’agit d’un mélange de goût et de culture, mais aussi de prescription, d’influence, de distribution… La répétition de tendances culturelles, d’idéaux, de préjugés, parfois sans lien direct avec le vin, va s’imprimer dans l’esprit des gens, qu’elle soit positive ou négative, et impacter la consommation.
Quelle est la “routine” d’une dégustatrice professionnelle ?
Mon métier à l’avantage de n’être en rien routinier. Il se fait au gré des missions ou des reportages pour lesquels on me sollicite. Ceux-ci m’incitent souvent à me plonger en profondeur dans un sujet spécifique, d’aller sur place, de beaucoup déguster, d’interviewer, de rechercher. Ces dernières années, j’ai beaucoup travaillé avec les vins du Chili, les crus du Beaujolais, la Loire, le Languedoc ou encore la Toscane dans le cadre de conseil et de conférences. Le livre aussi m’a poussé à faire des recherches, à parler avec des spécialistes sur des sujets très précis. Pour bien transmettre, il faut avant tout chercher à aller au fond des choses. L’élément charnière, c’est la curiosité. J’ai la chance de beaucoup travailler, entre les missions et les cours que je donne, et cela me pousse à traiter une large variété de sujets.
Est-ce qu’on est forcément bon en dégustation à l’aveugle quand on fait de la dégustation ?
Pas nécessairement, même si à force de déguster, un certain nombre de connexions se créent. La dégustation à l’aveugle, cela m’agace parfois un peu. L’activité en soi ne me gêne pas, ce qui me dérange, c’est la posture. Il me semble que c’est en réalité la partie la moins intéressante et certainement pas une fin en soi. Ce qui est important, c’est de réaliser un bon diagnostic du vin. Le chemin est plus important que la destination.
Comment mémorise-t-on les arômes lorsqu’on est dégustatrice ? Quelle est votre méthodologie ?
On ne peut mémoriser qu’un arôme que l’on a déjà senti. Si je devais donner un conseil, ce serait donc de chercher à élargir le spectre de ses connaissances pour nourrir sa « base de données » d’odeurs. Le fait d’adorer cuisiner et manger m’a sans doute beaucoup aidé dans mon apprentissage. Et se concentrer sur son verre, plonger dedans. C’est une forme de méditation.
Votre livre explique les gestes de la dégustation, qui peuvent sembler vains, prétentieux, voire ridicules.
Certains sont un peu surfaits je trouve, comme de sentir le bouchon, ce qui ne sert pas à grand-chose, ou pire : de plonger le nez directement dans le goulot : pas très hygiénique ! Par contre, certains gestes sont essentiels : l’aération, la rétro-olfaction, cracher le vin…
Cracher n’est pas jouer ?
Jeune étudiante, Gabrielle s’était fait une promesse : non, elle ne cracherait jamais le vin. Vraiment, quel geste ridicule et quelle idée saugrenue ! Il suffira d’une journée de dégustation auprès de vignerons pour qu’elle comprenne la nécessité de ce geste. Sans lui, impossible de faire honneur aux produits, impossible de goûter chaque vin avec précision et discernement, impossible tout simplement de faire correctement son travail.
Quel vin pour accompagner votre plat préféré ?
Question très difficile, car j’aime la diversité. Je commande toujours le vin que je ne connais pas. Cela dépend de l’humeur. Je dirais, là maintenant, un vieux champagne avec un vieux comté, car j’en ai envie.
Quel vin pour écouter votre musique préférée ?
J’aime beaucoup la Motown, la soul des années 1950/1960 en général. J’écouterais cela avec un verre côte-rôtie, une côte brune par exemple, assez vieille et aussi profonde que cette musique.
Avec qui partageriez-vous un verre de vin ? Et quel serait ce vin ?
J’adorerais partager un très bon Barolo avec Léonard de Vinci.