Du Languedoc à la vallée du Berkshire : rencontre avec Philippe Jeanjean
Après une enfance passée dans les vignes du Languedoc et une carrière outre-Atlantique dans l'informatique, Philippe Jeanjean s'est professionnalisé dans la sommellerie. Une trajectoire peu commune qu'il cultive encore et toujours, éternel curieux et amoureux du vin. Rencontre.
Où et quand commence votre histoire commune avec le vin ?
Philippe Jeanjean : J'ai grandi dans une famille de vignerons, à Pérols près de Montpellier. Mon grand-père faisait du vin de table, disons, de consommation courante. Mais moi, je ne buvais jamais de vin.
Quels souvenirs vous restent de cette enfance au plus proche des vignes ?
Je garde des souvenirs des vendanges. Je n'en ai pas fait beaucoup : mon grand-père estimait que la famille du patron ne pouvait pas y participer. J'ai le souvenir de l'attente : quand allons-nous ramasser le raisin ? J'ai aussi des souvenirs assez folkloriques : les hommes qui portaient les bannes, les hottes avec le raisin, les tombereaux traînés par les chevaux… Proust a eu sa madeleine ; moi, j'ai l'odeur du vin. Mais je n'ai jamais pensé reprendre la propriété. Mon grand-père disait qu'il était difficile d'être à la merci du temps, des maladies, du négociant…
Vous choisissez d'abord une tout autre carrière…
J'ai commencé à travailler dans l'informatique, et je suis arrivé aux États-Unis. Une chose intéressante s'est passée : je n'étais pas vraiment connaisseur, mais à chaque repas d'affaires, on me mettait la carte des vins dans les mains. Il a fallu que j'apprenne très vite quelques rudiments.
On présupposait que vous étiez connaisseur parce que vous étiez français ?
Oui, et parce que malgré tout je buvais du vin, quand les Américains boivent plutôt de la bière. Mais il est vrai qu'être Français me faisait apparaître comme une "référence", alors que ma connaissance du vin était assez limitée. Comme je travaillais dans l'informatique, j'ai passé pas mal de temps à San Francisco, ce qui m'a permis de visiter, d'arrondir mes connaissances.
Quels parallèles peut-on faire entre l'univers du vin et l'informatique ?
Les deux me passionnent. L'informatique a été pour moi un formidable terrain de jeu, quelque chose de presque naturel. Je ne peux pas penser à un seul matin où je n'avais pas envie de me lever pour aller travailler. Lorsqu'on est ingénieur, c'est dans votre ADN de découper les choses, voir comment elles fonctionnent, pourquoi elles fonctionnent ou pas. Dans l'univers du vin, je me demande comment on arrive à faire un vin fruité, acide, pétillant… J'ai dévoré les livres d'initiation pour le WSET, c'est la partie qui ne m'a pas du tout embêtée. Comprendre les mécaniques de la vinification.
À quel moment décidez-vous de faire du vin votre métier ?
À la fin de ma carrière dans l'informatique, j'ai décidé de vraiment me mettre dans le domaine du vin. Mon premier mouvement a été de suivre la formation de base WSET 2 à l'École des Vins & Spiritueux, puis de mettre en pratique tout ce que j'avais appris. Transformer une passion en un violon d'ingres. J'avais envie d'explorer, de comprendre tous les aspects de la vinification. Vivant aux États-Unis, je me suis aussi initié aux vins de Californie, Napa Valley, Sonoma Valley… J'ai donc commencé à travailler chez un caviste, et la demande était telle de la part des Américains que j'ai commencé à faire des ateliers de dégustation, de connaissance du vin. Finalement, j'ai décidé de passer le WSET niveau 3 Vins du monde. J'ai été ravi de cette expérience : les formateurs de l'EVS sont très internationaux, ouverts, et s'appuient sur des faits plutôt que sur des opinions.
Le rôle de l'École des Vins & Spiritueux dans votre parcours ?
C'est ce qui m'a mis le pied à l'étrier. Les formations ont donné lieu à des moments "Eurêka" : comprendre d'un coup comment quelque chose fonctionne, comprendre pourquoi mon grand-père parlait de telle ou telle chose, comprendre la différence entre cabernet et merlot… D'ailleurs lorsque j'organise une dégustation, j'explique aux gens que nous ne sommes pas là pour boire du vin, mais pour nous comprendre nous-mêmes. A self-discovery.
Vous avez posé vos valises en Nouvelle-Angleterre dans les années 1980. À quoi ressemblent les Berkshires ?
C'est une région très intéressante : un massif montagneux, à la frontière entre l'État de New York et celui du Massachusetts. La petite ville où je suis installé, Pittsfield, est à mi-chemin entre New York et Boston. L'une de ses particularités est qu'elle devient à la fin du XIXe siècle le lieu de villégiature des milliardaires de l'époque, les Rockefeller, les Vanderbilt… Ils ont créé des théâtres et y faisaient venir des artistes de New York ou Boston. Un festival se déroule encore chaque été dans la région, avec une résidence de l'orchestre symphonique de Boston, des artistes de Broadway… C'est un monde avec des gens assez raffinés, que je rencontre souvent chez le caviste.
En quoi consiste aujourd'hui votre activité ?
Je travaille en partenariat avec quelques cavistes locaux dans la vallée des Berkshires. Je participe à l'organisation d'événements, et je travaille de temps en temps au magasin. Ma première question, lorsque je conseille un client : "Comment allez-vous le boire ?" Pour un pique-nique, un après-midi entre amis dans le jardin, un dîner… le vin ne sera pas le même. Cela surprend les gens, ces conseils leur plaisent.
Quels types de vins promouvez-vous ?
L'adage dit qu'il faut parler de ce qu'on connaît : je préfère mettre en avant les vins français, et je mets un point d'honneur à parler des vins du Languedoc. Bien qu'intéressé par les vins du monde entier, je privilégie les vins français parce que je peux raconter des histoires.
Les vins du Languedoc ont-ils évolué ?
Beaucoup… Il y a une nouvelle génération qui a compris qu'il faut faire des vins légers, peut-être un peu plus fruités, plus ronds, plus polis. Cette génération met le développement durablesur le devant de la scène, le bio, la biodynamie. Les vignobles se développent en qualité. Je crois qu'il est difficile aujourd'hui de trouver un mauvais vin. S'il existe, il ne va pas durer.
La différence entre les vins français et américains ?
Derrière un vin français, il y a un village, quelqu'un… C'est peut-être ce qui manque aux vins américains, qui répondent avant tout à un marché cible. Or, j'aime raconter l'histoire des vins que je connais, Languedoc, Bourgogne, Champagne, Bordeaux… Raconter l'histoire de la Garonne qui arrive dans la Gironde, laisse le galet d'un côté, le sable de l'autre. Côté galets, le médoc. Côté sable, l'entre-deux-mers. Cela permet de s'identifier, de connecter avec le vin qu'on boit. Finalement, c'est peut-être cela le but du vin.
Les principaux préjugés des Américains sur les vins français ?
Le prix est le principal préjugé. Ils pensent pouvoir avoir un produit équivalent et moins cher provenant d'Espagne ou de Californie, ce qui n'est pas toujours vrai. Par patriotisme, certains souhaitent uniquement acheter du vin américain. Enfin, ce n'est pas un préjugé, mais je dois souvent expliquer la notion de terroir. Les Américains ont l'habitude de voir mentionnés les cépages, et non les terroirs, les châteaux. Ils ont des difficultés à comprendre les étiquettes, cela crée de la confusion.
À l'inverse, nous avons certainement des préjugés envers les vins américains…
Je crois, oui. Il y a une incompréhension. Lors de la formation à l'École des Vins & Spiritueux, le formateur nous a fait goûter un white zinfandel, un vin un peu sucré, faible en alcool. Certains l'ont critiqué, alors qu'il me semble qu'il peut être parfait dans un contexte. Pas pour accompagner un bœuf bourguignon, mais pour un barbecue, avec une cuisse de poulet par exemple. On en revient toujours au contexte.
Avec les moyens technologiques dont nous disposons, chacun ou presque peut avoir accès à tout ce qu'il faut savoir pour évaluer et choisir un vin. Qu'est-ce qui fait que le métier de sommelier ne sera jamais remplacé par une appli ?
Il y a une infinité d'informations à portée de clic. Mais pour l'instant, il y a encore du travail pour éclaircir un peu les nuages, guider, orienter. Poser les bonnes questions, comprendre les attentes et essayer d'y répondre.
Quelques questions plus légères pour terminer : quel vin pour accompagner un mac and cheese ?
En vin français, je choisirais un malbec, pour un vin américain, un cabernet sauvignon.
Quel vin pour écouter votre musique préférée ?
J'adore la musique baroque, donc il me faut un vin structuré… Ma faiblesse, c'est le pommard, je trouve que c'est un vin équilibré, élégant, qui a une structure et une continuité. Ce serait celui-ci.
Si vous pouviez boire un verre avec une personnalité, même disparue ? Qui, et quel vin ?
Restons dans les classiques : j'ai redécouvert Schubert récemment, je partagerais volontiers avec lui un bon riesling.